« Il faut renoncer aux futurs déjà obsolètes »

Ne leur parlez pas de développement durable, ni de RSE. Enseignants-chercheurs à l’ESC Clermont et membres de l’Origens Media Lab, Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin sautent à pieds joints dans l’Anthropocène, et demandent aux entreprises de regarder les choses en face…

À l’heure du Covid-19, et tandis que le monde, à l’arrêt, s’interroge sur l’Après, Usbek & Rica a rencontré ces trois chercheurs, pour explorer avec eux les redirections intellectuelles, stratégiques et opérationnelles qui attendent les entreprises.

 

Diego Landivar : En 70 ans d’expansion du management, de la gestion, de la stratégie – dans les organisations publiques ou privées -, le paradigme dominant a toujours été celui de l’ouverture, synonyme de nouveaux mondes, de nouvelles formes, de nouvelles infrastructures, de nouveaux produits…

Derrière toute cette conception du management, il y a une sorte d’arrière-plan anthropologique qui est celui de l’ouverture. C’est très difficile aujourd’hui de passer de ce paradigme d’ouverture à un paradigme de la fermeture ou du renoncement.

Pour sensibiliser les entreprises que nous accompagnons à ces nouveaux modèles, nous convoquons à la fois l’enquête, le design, les sciences humaines et les sciences de la Terre, en essayant toujours d’éviter que la traduction des enjeux écologiques se fasse chez elles par le seul prisme de la RSE et du développement durable – qui ne permettent pas de mesurer réellement la situation.

Nous essayons le plus possible de garder intact le diagnostic géologique, écologique, climatique et dorénavant épidémiologique, pour le placer au centre de la réinscription de leurs activités dans la transition anthropocénique.

 

Alexandre Monnin : Cela a finalement abouti à la création d’un nouveau master, « Stratégie et design pour l’anthropocène », prévu pour la rentrée 2020. Cette formation, soutenue par 17 organisations dont l’ONU, Michelin, la région Bretagne, le Shift Projet ou le Low Tech Lab, aura pour objectif de faire émerger des profils de « redirectionnistes » dans les entreprises, pour y piloter les transformations écologiques de rupture.

L’idée est que ces futurs collaborateurs ne soient pas simplement des chargés de RSE, mais des personnes en mesure de porter des questions de stratégie, avec l’Anthropocène pour horizon.

Comment passer d’une boite de high tech à une boîte de low tech ? Comment transformer une entreprise qui fait du lean management en une entreprise qui aligne sa production sur la disponibilité des matières premières locales, et sur les limites planétaires globales ?

 

La crise sanitaire actuelle peut-elle changer la manière de percevoir le monde dans lequel on vit et la manière dont on se projette dans le futur ?

Diego Landivar : Le Covid bouleverse la temporalité des organisations et de l’économie. L’épidémiologiste Neil Ferguson, de l’Imperial College of London, a modélisé différents scénarios d’évolution de l’épidémie. L’un des scénario les plus probables est composé d’épisodes cycliques de confinement et de déconfinement.

Ce qui est intéressant, c’est que le coronavirus oblige à synchroniser le monde organisé sur celui de la vie d’un virus.

C’est absolument fascinant et inédit. Ce que l’on propose, c’est partir de l’exemple de ces nouveaux cycles économiques liés aux cycles du coronavirus pour ré-encastrer l’économie dans la vie biologique, dans la lignée de ce que l’économiste Karl Polanyi avait fait sur la réinscription de l’économie dans le social (Dans La Grande Transformation, Polanyi dénonçait en 1944 le mythe d’un secteur économique indépendant, émancipé des institutions et des sociétés, avec un marché autorégulateur, considérant que l’économie doit être subordonnée aux besoins des hommes, et non l’inverse, NDLR).

 

Alexandre Monnin : Le Covid-19 crée une nouvelle forme de synchronicité qui bouleverse complètement les repères des managers. Un « manager effondré » d’une grande entreprise du CAC 40 nous confiait dernièrement avoir l’impression d’être dans « un temps suspendu ».

Car la crise n’est pas encore là. Au moment où l’on parle, il n’y a pas ou peu d’émission de facture. On assiste à une sorte de congélation, de black-out. C’est une situation assez inédite. Habituellement, lorsque se produit un krach, on assiste à des petites phases de congélation où l’on va éviter que les gens s’échangent des titres.

Dans le cas de la crise actuelle, ce qui est intéressant, c’est que c’est une congélation globale de l’économie : tout le monde se regarde en chien de faïence. Il n’y a pas vraiment de crise parce que l’on n’arrive pas à mesurer les choses. Ce n’est donc pas encore une crise économique au sens classique du terme.

 

Le désir de repartir le plus vite et le plus fort possible va-t-il prévaloir, avec l’illusion d’un retour rapide au business as usual ?

Emmanuel Bonnet : Il y a une pensée du business as usual qui, à mon avis, ne va pas totalement disparaître. Le paradigme managérial de l’innovation repose aussi sur l’idée que tout ça, finalement, n’est qu’un ensemble de problèmes que l’on va résoudre : on va verdir un peu nos stratégies et trouver des solutions et des innovations technologiques pour relancer l’économie.

Ce n’est pas du tout notre posture. Nous proposons au contraire un changement profond de paradigme dans la manière d’aborder ce que c’est qu’un problème, et une solution aussi, en essayant de vraiment s’émanciper du paradigme managérial.

Dans ce contexte, le Covid-19 correspond effectivement à un phénomène de rupture qui, s’il peut s’écarter du business as usual, va aussi replacer au centre du débat ce que l’on appelle grossièrement « les attentes sociales » – en les utilisant pour proposer des choses qui sont d’ordinaire difficilement acceptables.

L’une des questions centrales va donc être de définir précisément ces attentes. Il va falloir trouver d’autres manières de penser le collectif, les riverains, les personnes qui sont immédiatement confrontées à la vulnérabilité.

Mais soyons optimistes, un moment comme celui que l’on est en train de vivre peut aussi nous aider à réfléchir autrement à ce qu’on considérait il y a peu comme des clichés « c’est impensable, on ne peut pas le faire, c’est impossible. » Cela peut nous permettre de sortir d’une vision purement marketing des attentes sociales, des besoins, des usages…

 

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