L’innovation frugale : les entreprises qui l’adoptent s’en sortent mieux que les autres

Dans le monde entier, des entreprises trouvent des solutions inattendues en adaptant ce qu’elles savent faire aux besoins propre à notre situation de crise. Les principes de l’innovation frugale donnent ici la preuve de leur efficacité. Une tribune de Navi Radjou.

Les chercheurs du MIT ont inventé un respirateur open source à faible coût qui pourrait être fabriqué rapidement pour seulement 100 dollars, par rapport aux ventilateurs commerciaux de 30 000 dollars. Maker’s Asylum, un fablab à Mumbai, a conçu un écran facial peu coûteux qui peut être rapidement assemblé partout en Inde. Et, Decathlon aide des chercheurs, entrepreneurs, et hôpitaux du monde entier à convertir ses masques de plongée Easybreath en respirateurs avec l’aide des composants imprimés en 3D. Ces respirateurs sont déjà utilisés dans les hôpitaux du nord de l’Italie et en Espagne.

Toutes ces solutions démontrent la puissance et l’efficacité de l’innovation frugale, une stratégie disruptive pour développer des produits plus rapidement, mieux et moins cher. Des milliers d’entrepreneurs pratiquent cette forme d’innovation dans les marchés limités en ressources en Afrique et en Inde — où cette pratique est connue sous le nom de jugaad, une solution improvisée (sorte de « Système D ») — pour résoudre de manière ingénieuse les problèmes avec peu de moyens.

Mais l’innovation frugale devient aussi une nécessité vitale dans les pays occidentaux dont l’économie est décimée par le coronavirus. Les entreprises européennes et américaines ont besoin d’un état d’esprit frugal et agile pour non seulement vivre durant la crise sanitaire actuelle, mais aussi pour innover et réussir durant la récession qui succèdera au coronavirus. Un monde radicalement nouveau où les clients parcimonieux rechercheront plus de valeur pour moins d’argent.

Il faut prendre conscience que les entreprises occidentales sont mal équipées pour innover avec frugalité et flexibilité. En effet, l’innovation frugale, qui met l’accent sur la vitesse, l’agilité et l’abordabilité, est l’antithèse de la façon dont l’Occident innove en s’appuyant sur des laboratoires de R&D insulaires, de gros budgets et des processus de mise sur le marché rigides et chronophages.

Pourtant, des entreprises européennes et américaines avant-gardistes telles que Air Liquide, Decathlon, Best Buy, Capgemini, Cisco, GE Healthcare, PepsiCo, Siemens et Renault-Nissan ont réussi à piloter et à adopter l’innovation frugale pour « faire mieux avec moins », c’est-à-dire offrir une plus grande valeur aux clients — et à la société — plus rapidement et à moindre coût.

Best Buy et Cisco, par exemple, ont développé des solutions de télémédecine qui permettent aux médecins de communiquer à distance avec leurs patients — en particulier les personnes âgées — et de surveiller en permanence leur état, offrant ainsi de meilleurs soins proactifs à moindre coût. En France, la plateforme de téléconsultation Hellocare a vu la demande pour ses services exploser durant le confinement.

PepsiCo a mis à profit son Global Value Innovation Center en Inde pour créer des systèmes de chaîne d’approvisionnement rentables, écologiques et agiles — comme les chaînes du froid — qui peuvent livrer ses produits plus rapidement, mieux et moins cher. Imaginez une chaîne du froid intelligemment optimisée pour livrer à la fois des boissons et des vaccins salvateurs ? Coca-Cola en a bâtie déjà une en Afrique !

La crise sanitaire du Covid-19 en Occident est une opportunité historique pour les entreprises en Europe et aux États-Unis de désapprendre la façon dont elles ont pratiqué l’innovation durant les 100 dernières années et d’adopter les trois principes fondamentaux de l’innovation frugale qui pourraient alimenter et soutenir leur croissance dans les décennies à venir :

1) Simplifier, simplifier, simplifier :

Plutôt que de s’adonner à la « sur-ingénierie » en concevant des produits hyper-complexes dans des laboratoires isolés, les équipes de R&D des entreprises occidentales doivent engager en profondeur avec les clients pour identifier leurs véritables problèmes. Ils peuvent ensuite concevoir et lancer rapidement un produit « good enough » (suffisamment bon) avec les fonctionnalités clés qui répondent aux besoins les plus essentiels des clients.

Par exemple, Embrace, l’incubateur portable pour les bébés prématurés, développé conjointement par cinq diplômés de Stanford, est un appareil facile à utiliser qui ne nécessite pas d’électricité. Coûtant seulement 200 dollars (les incubateurs traditionnels coûtent 20 000 dollars ou plus), cet appareil frugal a déjà sauvé la vie de 300 000 bébés prématurés dans 22 pays.

2) Réutiliser les ressources existantes :

Plutôt que de réinventer la roue, ou de se plaindre « on n’a pas les ressources », les entreprises doivent réutiliser des ressources déjà largement disponibles (technologies, données, usines, actifs, propriété intellectuelle) pour générer plus de valeur. Par exemple, lorsque les ingénieurs de GE Healthcare ont développé un appareil ECG portable à faible coût, le MAC 400, qui est suffisamment robuste pour être utilisé dans l’Inde rurale, ils n’ont pas créé une nouvelle imprimante à partir de zéro. Au lieu de cela, ils ont adapté une imprimante utilisée dans les bus indiens pour imprimer les billets et l’ont intégrée au MAC 400.

De même, la start-up indienne AlgoSurg, utilise une technologie brevetée d’IA pour convertir rapidement des images radiographiques 2D en images 3D sans nécessiter un scanner CT ou un appareil d’IRM coûteux. Le logiciel basé sur le cloud d’AlgoSurg permet aux chirurgiens orthopédistes de simuler virtuellement et très précisément les chirurgies osseuses afin de pouvoir effectuer leurs opérations plus rapidement, mieux et à moindre coût.

La startup française Be-Bound utilise le réseau 2G, qui est ultra-fiable et couvre déjà 95 % de la population mondiale, pour connecter immédiatement ses clients à Internet sans aucun surcoût d’infrastructure, évitant ainsi un lourd investissement en 5G.

Et Dracula Technologies, une startup à Valence, a développé une solution ingénieuse qui s’appuie sur l’impression jet d’encre —une technologie mature bien répandue — pour générer de l’énergie verte grâce à la lumière ambiante.

Durant l’actuelle crise Covid-19, les constructeurs automobiles Ford, Tesla et Toyota ont réorienté les usines pour fabriquer des respirateurs ; les entreprises de vêtements Zara et Gap adaptent leurs usines de vêtements pour fabriquer des blouses et des masques d’hôpital ; et les magnats de la cosmétique LVMH et L’Oréal utilisent leurs usines pour fabriquer des désinfectants pour les mains. Par ailleurs, les géants industriels français Air Liquide, Groupe PSA, Schneider Electric et Valeo vont mutualiser leurs actifs et compétences pour produire 10 000 ventilateurs en 50 jours.

3) Penser et agir horizontalement :

Au cours des dernières décennies, les entreprises occidentales ont fait du « scale up », en centralisant verticalement leur production dans de grosses usines en Chine. Nous savons maintenant que c’est une très mauvaise stratégie car les chaînes d’approvisionnement mondiales sont sévèrement perturbées par le coronavirus. Pour gagner en résilience et en agilité, les entreprises occidentales doivent apprendre à faire du « scale out », c.-à-d. se développer horizontalement en utilisant un réseau distribué d’unités de fabrication et de distribution plus petites et plus agiles.

Les grands groupes pharmaceutiques Novartis, GlaxoSmithKline, Pfizer, et Sanofi appliquent la « production continue » dans des micro-usines pas plus grandes qu’un conteneur. Comparées aux grandes usines, ces micro-usines de médicaments peuvent produire des pilules et des vaccins jusqu’à dix fois plus rapidement, coûtent 50% de moins à construire et à maintenir, consomment beaucoup moins d’énergie et d’eau, réduisent les émissions jusqu’à 90% et renforcent le contrôle de la qualité en offrant une meilleure traçabilité.

Une fois qu’un vaccin contre le Covid-19 sera trouvé, ces micro-usines pourraient être installées rapidement dans le monde entier pour produire localement et livrer rapidement le médicament à des centaines de milliers de personnes touchées par le virus. Les micro-usines renforceront les efforts des entreprises américaines et européennes de relocaliser les chaînes d’approvisionnement en Occident.

Alors que le monde devient de plus en plus imprévisible, les entreprises occidentales ne peuvent plus compter sur des stratégies top-down (du haut vers le bas), des projets de R&D coûteux et des processus d’innovation rigides et hautement structurés. Elles doivent de toute urgence adopter une nouvelle approche ascendante de l’innovation frugale pour surmonter la crise du Covid-19 et bien se positionner pour réussir dans les temps incertains à venir.

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Qui est Navi Radjou : Il est co-auteur de Le Guide de l’Innovation Frugale : Les 6 Principes Clés Pour Faire Mieux Avec Moins (2019) et L’Innovation Jugaad : Redevenons Ingénieux (2013), tous deux publiés par Diateino. Indo-franco-américain, il vit à Brooklyn, New York.